Vaut-il mieux subir l’injustice ou la commettre ?

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L'analyse du professeur


Dans le Gorgias de Platon, Polos, puis Calliclès, pensent qu’il vaut mieux commettre le mal plutôt que de le subir, à l’inverse de Socrate. Cette fameuse opposition entre ces deux points de vue est le meilleur moyen de saisir ce problème.
La thèse présentée par Calliclès rejette le caractère normatif des arguments de Socrate car ils ne répondent pas aux exigences empiriques de la politique. En l’absence d’une connaissance pure et parfaite de l’âme humaine à laquelle nulle ne peut prétendre, nous devons nous référer à la loi du plus fort. Cela veut dire que pour Calliclès, le discernement est de meilleur augure que l’usage philosophique de la raison concernant la définition de la justice. Le sophiste réhabilite ainsi la « doxa » entendue comme opinion commune, car elle contient selon lui un fond de validité qui permet de concilier les exigences politiques avec celles de l’opinion commune.

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Plan proposé

La position de Calliclès, qui prend la suite de celle de Polos en l’approfondissant, est plus développée que celle de Polos : il s’agit d’une description sans concession de la politique, qui doit se fonder sur une norme naturelle : (…) le juste selon la nature, d’après moi, c’est que l’être le meilleur et le plus intelligent commande aux êtres inférieurs et qu’il ait plus de choses qu’eux 1» (490 b). Autrement dit, commettre l’injustice favoriserait celui qui est coupable, puisqu’il pourrait satisfaire ses intérêts égoïstes. Se trouve donc validée une conception de l’homme comme animal égoïste, imposant sa liberté au détriment de celle des autres. Si Socrate récuse, dans le Gorgias, cette vision négative de l’homme en tant qu’il serait régi par son seul instinct, sa position est en réalité plus ambiguë, puisque dans La République, il rejoint Calliclès à travers l’exemple du mythe de Gygès 2, berger ayant trouvé l’anneau d’invisibilité, et lui permettant de satisfaire en toute impunité ses pulsions tyranniques. Calliclès et Platon font ainsi allusion à la « masse populaire », que la démocratie considère comme souveraine, qui est « (…) assimilable par nature à un animal esclave de ses passions et de ses intérêts passagers, sensible à la flatterie, inconstant dans ses amours et dans ses haines ; lui confier le pouvoir, c’est accepter la tyrannie d’un être incapable de la moindre réflexion et de la moindre rigueur » 3. Pour Platon donc, on peut comprendre cet aspect négatif de la nature humaine, mais il ne faut pas l’accepter, parce que cela revient à valider la partie la plus basse de la nature humaine, c’est-à-dire la part sensible des hommes. C’est donc l’agencement de leur âme tripartite qui explique que les hommes veuillent naturellement agir ainsi dans le monde des phénomènes. En ne recherchant que le plaisir ou la jouissance, les hommes favorisent « l’épithumia » (la passion) et relèguent « le nous » (l’intellect) au second plan, qui se trouve ainsi tyrannisé par la passion.

La différence de la position de Platon est donc qu’il croit en l’éducation, « la paidéia », qui peut rectifier cet agencement de l’âme. À la différence de Calliclès, pour qui la nature humaine est animale et égoïste, ce qui est un fait empirique observable au quotidien, et pour qui la permanence de l’instinct tyrannique se constate dans la sphère politique (quand bien même le type de régime dans lequel évolueront les individus serait vertueux), Platon s’oppose donc, par la bouche de Socrate à cette conception. Si Socrate affirme en effet que commettre une injustice est le plus mauvais, c’est parce qu’elle pousse à agir délibérément contre l’organisation interne de son âme. Il est vrai que lorsque l’on subit une injustice on ne se trouve pas troublé spirituellement, dans le sens où le désir ne prédomine pas sur la raison et sur le courage. En revanche, agir injustement conditionne nécessairement l’âme tripartite dans son agencement : en somme, commettre une injustice signifie, agir délibérément contre l’organisation interne de son âme. Comme l’injustice implique un désordre spirituel qui rend l’être humain esclave de ses passions pour Socrate, dans le sens où le désir gouverne les autres parties de l’âme humaine, il semble qu’il vaille mieux subir l’injustice plutôt que de la commettre.

En somme, que cela vienne d’un philosophe ou d’un sophiste l’analyse objective de l’homme dans sa dimension empirique n’est guère reluisante, l’un comme l’autre sont en accord sur la propension de l’homme à faire le mal.

1. Platon, op. cit, p. 224
2. Platon texte établi et traduit par Emile Chambry, La République, Livres I à X, éd. Gallimard, Société d’édition « Les Belles Lettres », 1989, pour les livres I à VII et 1982 pour les livres VIII à X. p. 51 du livre II 359 c à 360 d, c’est le mythe de Gygès raconté par Glaucon à Socrate
3. François Châtelet, Olivier Duhamel, Evelyne Pisier, Histoire des idées politiques, éd. PUF, Paris, octobre 1989, p. 8