Simone Weil, l'attente de dieu (extrait)

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L'analyse du professeur


L’identité du Vrai et du Bien est une des thèses centrales de Platon, qui détermine en quelque sorte une partie de l’histoire de la philosophie, puisqu’il faut y voir le souci de montrer que la connaissance du vrai permet à tout homme de bien agir, c’est-à-dire d’agir en connaissance de cause, et de réaliser ainsi au mieux ce qui lui semble bon.
Le texte de Simone Weil ici soumis à notre étude s’inscrit dans cette tradition, puisqu’elle défend la thèse selon laquelle l’attention est une capacité à ouvrir sa pensée à la vérité qui ne trouve pas simplement sa valeur dans le fait d’être alors en mesure d’éviter l’erreur, mais permet également à l’homme de développer des dispositions morales le rendant altruiste.
Nous chercherons à montrer que le texte se fonde tout d’abord sur une analyse de l’attention qui s’inscrit dans le cadre d’une théorie de la connaissance, et présente l’accès à la vérité comme un effort de retrait et de disponibilité de la pensée. Nous en viendrons ensuite à analyser la critique de la précipitation qui en découle, et qui pose les bases d’une transposition de la thèse sur le plan moral. Nous achèverons enfin notre étude en prenant la mesure de la transposition morale de la thèse, qui a alors pour enjeu de montrer que la culture de l’attention permet de développer des dispositions morales essentielles à l’humanité.

(...)

Plan proposé

Partie 1 : L’accès à la vérité comme un effort de retrait et de disponibilité de la pensée.

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L'attention est un effort, le plus grand des efforts peut-être, mais c'est un effort négatif (...).
La notion d’attention est désignée ici du point de vue de ce qu’elle exige de la part de celui qui se montre attentif : il faut faire l’effort de porter son esprit vers une chose. Il est ainsi surprenant d’accoler une négativité à l’effort, dans la mesure où un effort semble supposer une activité du sujet qui pense.

b

L'attention consiste à suspendre sa pensée, à la laisser disponible, vide et pénétrable à l'objet, à maintenir en soi-même à proximité de la pensée, mais à un niveau inférieur et sans contact avec elle, les diverses connaissances acquises qu'on est forcé d'utiliser.
SW explique ici la négativité en montrant que l’attention requiert de mettre de côté des choses qui occupent naturellement l’esprit. Autrement dit, lorsque l’on cherche à être attentif, on est obligés de se débarrasser de ce qui pourrait rendre la pensée occupée, c’est-à-dire indisponible à ce à quoi on cherche justement à consacrer toute son attention.

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La pensée doit être, à toutes les pensées particulières et déjà formées, comme un homme sur une montagne qui, regardant devant lui, aperçoit en même temps sous lui, mais sans les regarder, beaucoup de forêts et de plaines.
La métaphore ici proposée n’ajoute rien au sens de l’idée défendue précédemment, mais permet d’apporter une précision : porter son attention signifie mobiliser sa conscience pour qu’elle ne soit pas embarrassée par des pensées autres. La conscience doit donc faire un effort de focalisation sur ce qui vient, en se rendant hermétique à l’ensemble des pensées qui habitent l’esprit, c’est-à-dire en les laissant dans un état de semi-conscience voire d’inconscience.

Partie 2 : La critique de la précipitation intellectuelle.

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Et surtout la pensée doit être vide, en attente, ne rien chercher, mais être prête à recevoir dans sa vérité nue l'objet qui va y pénétrer.
L’attention est donc une attitude de disponibilité. Se découvre ici de façon implicite une théorie de la connaissance propre à SW, selon laquelle la découverte de la vérité procède d’une objectivité accessible à la seule condition de ne pas imposer un sens à ce qui doit être connu. Ce n’est pas l’esprit qui découvre le vrai en lui, ou qui le construit, mais l’objet qui se manifeste à l’esprit dans son identité, et impose ainsi sa vérité propre dans le mouvement de sa donation.

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Tous les contresens dans les versions, toutes les absurdités dans la solution des problèmes de géométrie, toutes les gaucheries du style et toutes les défectuosités de l'enchaînement des idées dans les devoirs de français, tout cela vient de ce que la pensée s'est précipitée hâtivement sur quelque chose, et étant ainsi prématurément remplie n'a plus été disponible pour la vérité.
Ce passage confirme la critique sous-jacente précédemment, selon laquelle la pensée ne peut être autonome dans son chemin de vérité. Cela suppose que la pensée a des ressources propres pour remplir son interprétation du monde, et qu’elle a une tendance à les utiliser sans même se donner les moyens de découvrir la nouveauté. La pensée aurait donc tendance à vouloir se rassurer en projetant sur les choses des significations qui masquent leurs vérités propres pour y substituer du déjà connu.

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La cause est toujours qu'on a voulu être actif ; on a voulu chercher. On peut vérifier cela à chaque fois, pour chaque faute, si l'on remonte à la racine (...)
La précipitation de la pensée procède d’une volonté de savoir, c’est-à-dire d’une urgence de l’activité humaine. À cet égard, la pensée se trouve motivée par des raisons propres, ce qui laisse à supposer qu’elle a besoin de savoir, et ne supporte pas de se trouver dans une logique d’ignorance ou d’attente. Il peut s’agir d’un dogmatisme ou d’une peur qui lui seraient consubstantiels.

Partie 3 : Le regard sur l’autre : la portée morale de l’attention.

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Les biens les plus précieux ne doivent pas être cherchés, mais attendus (...). La plénitude de l'amour du prochain, c'est simplement d'être capable de lui demander : « Quel est ton tourment ? » (...). Pour cela il est suffisant, mais indispensable, de savoir poser sur lui un certain regard.
Tout au contraire de la précipitation, la recherche du vrai et du bien ne peuvent se réaliser que dans une réserve et un respect de ce qui est à penser et à percevoir. L’attitude morale de celui qui se soucie de son prochain est ici révélatrice de ce que devrait faire la pensée : être capable de recevoir, de porter un regard qui n’est pas aliénant, mais laisse à l’autre l’espace de se révéler.

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Ce regard est d'abord un regard attentif, où l'âme se vide de tout contenu propre pour recevoir en elle-même l'être qu'elle regarde tel qu'il est dans toute sa vérité. Seul en est capable celui qui est capable d'attention.
Le changement de champ lexical, et notamment le passage de la pensée à l’âme, dévoile les présupposés de la position de Weil : il s’agit d’une thèse morale selon laquelle la pensée serait une ouverture de l’âme qui se rend disponible à la donation, à la confidence de l’autre. Un tel geste, qui n’est que la version philosophique de la vertu chrétienne de charité, fait appel à la disposition morale de l’homme : il s’agit donc de préconiser l’ouverture en renonçant l’égoïsme.

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Ainsi il est vrai, quoique paradoxal, qu’une version latine, un problème de géométrie, même si on les a manqués, pourvu seulement qu’on leur ait accordé l’espèce d’effort qui convient, peuvent rendre mieux capable un jour, plus tard, si l’occasion s’en présente, de porter à un malheureux (…) exactement le secours susceptible de le sauver.
Le texte s’achève sur une défense de l’enjeu de la thèse : SW montre en effet que l’enseignement scolaire, et les différentes disciplines enseignées, n’ont de sens qu’à la condition d’être envisagés comme des propédeutiques morales de vie, puisque l’homme développera à leur faveur une capacité d’attention qui le rendra meilleur dans son rapport aux autres.