Puis-je savoir si je suis immoral ?

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L'analyse du professeur


"Si Dieu est mort, tout est permis". Cette affirmation a surpris des générations entières de lecteurs des Frères Karamazov (Dostoïevski). Témoigne-t-elle du cynisme le plus noir ou résonne-t-elle comme l’expression désespérée de celui qui prend conscience qu’il n’y a aucune norme morale conciliant les individus ? Le problème que pose cette affirmation est celui de savoir dans quelle mesure la morale serait une norme ou un ensemble de règles partagées par tous les individus, au-delà de la logique de leurs intérêts égoïstes. Si tel est le cas, il semble que la morale relève d’une connaissance partagée. Mais si les individus sont parfaitement libres dans l’emploi de leur conscience, on peut douter de la présence d’une morale partagée.

Avec Dostoïevski se justifie donc la question : « puis-je savoir si je suis immoral ? ». Cette question revient à se demander si un sujet a les moyens de parvenir à une connaissance claire d’un critère du bien et du mal, connaissance qui lui permettrait alors d’évaluer lui-même les écarts de son comportement par rapport à ce critère. Le problème que pose ce sujet est qu’il semble paradoxal. Il est évident, en effet, d’une part que toute personne possède par elle-même un critère de jugement qui le conduit à distinguer les choses bonnes des choses mauvaises. Mais il est d’autre part non moins évident que la possession d’un tel critère devrait empêcher à l’individu d’être lui-même mauvais, dans la mesure où faire une chose mauvaise ne serait plus alors possible à moins d’un comportement absurde, puisque même le mal que je fais à autrui relève d’un plus grand bien à mes propres yeux. Plus fondamentalement, l’enjeu d’une telle réflexion conduit à s’interroger sur la nature du critère moral : relève-t-il purement et simplement de l’individu ou est-il une norme transcendante dont l’individu ne peut décider et qui s’impose à lui ?

Nous chercherons tout d’abord à montrer que le fait même de pouvoir se juger comme immoral fait que nous ne pouvons être en nous-mêmes immoraux, ce qui nous engagera alors à penser que nous ne pouvons savoir que nous sommes immoraux puisque cela suppose le fait même d’être moral.Toutefois, s’il semble naturel de posséder un critère moral, ce critère moral permet bien de nous juger comme immoral dans le cours de ses actions, ce qui nous conduira à montrer que nous pouvons nous savoir immoraux sans forcément être en nous-mêmes immoraux. Enfin, nous tenterons de montrer que la tension qui s’opère ainsi en l’homme, entre moralité de jugement et immoralité de l’action n’est pas justifiable, c’est-à-dire que nous chercherons à saisir que si nous agissons immoralement, c’est en tant que nous privilégions en nous un critère moral supérieur à un référent moral qui serait celui partagé par l’ensemble des autres individus.
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