Jean-Paul Sartre, L'Etre et le néant, troisième partie, chapitre premier, section IV (le Regard)

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L'analyse du professeur


Le « Je pense, donc je suis » et le « je suis, j’existe » de Descartes sont les fondements de théorie moderne de la conscience, dans la mesure où Descartes a ainsi cherché à montrer que l’homme se pose comme sujet lorsqu’il est capable de se penser de façon autonome, de s’attribuer une identité par le simple fait de posséder une pensée. Néanmoins, les caractéristiques de cette identité semblent également étroitement dépendantes, dans leur contenu, de ce qui est pensé, des phénomènes qui me sont attribués. Il y a donc comme un paradoxe qui va de moi vers moi et en même temps de l’extériorité vers moi.


Ce paradoxe se trouve ici complexifié par le texte de Sartre soumis à notre étude, dans lequel l’auteur semble indiquer que la présence d’autrui est un signe d’une ambiguïté dans la façon dont un sujet peut se saisir. Autrui me saisit en effet comme une chose, alors que je me saisis comme un objet, mais j’attends d’autrui qu’il me saisisse comme un sujet, c’est-à-dire qu’il me considère au même titre que lui-même. Il y a donc un risque dans la façon dont l’autre me perçoit, risque qu’il me réduise à une chose, comme en atteste par exemple l’expérience du nazisme, qui a tenté de réduire les juifs à des choses, comme l’explique par exemple Primo Levi dans Si c’est un homme. Comment donc éviter que je sois une chose et m’affirmer comme sujet dans le regard d’autrui ?


Nous chercherons à montrer que ce texte affirme tout d’abord le fait que le regard de l’autre me réifie, me renvoie à ma choséité. Puis nous analyserons les raisons pour lesquelles cette réification n’est qu’une présentation du moi à laquelle je ne peux me résoudre. Nous en viendrons alors enfin à montrer que ce risque de réification se pose comme un défi d’affirmation de ma liberté qui ne peut se faire qu’en reconnaissant à l’autre la même valeur d’affirmation de soi.

(...)

Plan proposé

Partie 1 : La réification du regard de l’autre.



"Seul, je ne puis réaliser mon « être-assis » ; tout au plus peut-on dire que je le suis à la fois et ne le suis pas. Il suffit qu’autrui me regarde pour que je sois ce que je suis."


Sartre montre ici que la conscience qu’un homme a de lui-même n’est jamais extérieure, mais part de lui-même, se construit à partir de sa pensée. En ce sens, lorsque je me pense, je construis patiemment mon identité en collectionnant les expériences que synthétise ma pensée pour posséder une représentation. Cette représentation n’est toutefois jamais objective, et je n’accède à l’existence objective que de façon médiate, c’est-à-dire par l’intermédiaire de l’autre et du regard qu’il pose sur moi. L’autre a donc la possibilité de faire de moi une chose, ce que je suis bien incapable de faire par moi-même.


"Non pour moi-même, certes ; je ne parviendrai jamais à réaliser cet être-assis que je saisis dans le regard d’autrui, je demeurerai toujours conscience ; mais, pour l’autre. Une fois de plus l’échappement néantisant du pour-soi se fige, une fois de plus l’en-soi se reforme sur le pour-soi. "


La conscience du sujet n’est donc jamais une conscience de soi comme objet. La conscience est ici définie comme un « pour-soi », que Sartre reprend à Hegel, et ce pour-soi n’atteint jamais un en-soi (il se heurte toujours au fait que je pense et que je me saisis jamais directement comme une chose, comme un en-soi). Le pour-soi absorbe toujours la possibilité de se concevoir directement comme un en-soi.


"Mais, une fois de plus cette métamorphose s’opère à distance : pour l’autre je suis assis comme cet encrier est sur la table ; pour l’autre je suis penché sur le trou de la serrure, comme cet arbre est incliné par le vent. Aussi, ai-je dépouillé, pour l’autre ma transcendance."


Le regard que pose l’autre sur moi est donc un regard qui me perçoit non comme sujet conscient, mais comme chose en-soi. Il y a donc un paradoxe : je suis conscience, transcendance de mon être, puisque je ne perçois cet être que comme un être qui existe pour moi et non jamais extérieurement à moi, mais l’autre me perçoit à l’inverse, se sert des mêmes propriétés de jugement que celles qu’il applique aux choses inertes ou vivantes, mais non conscientes.



Partie 2 : Le maintien de la liberté contre le déterminisme du regard réifiant de l’autre.



"C’est qu’en effet pour quiconque s’en fait le témoin, c’est-à-dire se détermine comme n’étant pas cette transcendance, elle devient transcendance purement constatée, transcendance donnée, c’est à dire qu’elle acquiert une nature du seul fait que l’autre, non par une déformation quelconque ou par une réfraction qu’il lui imposerait à travers ces catégories, mais par son être même, lui confère un dehors. "


Au mieux, l’autre peut supposer que je suis libre, mais cette liberté, telle qu’elle dépend d’une conscience qui s’affirmerait dans un sujet, est toujours perçue par ses manifestations extérieures, comme le mouvement d’une chose. Je n’existe donc comme être libre que si l’autre opère une opération de plus que la simple perception extérieure de moi, et me dote par mimétisme par rapport à soi, par une projection de ses propres catégories de pensée, d’une transcendance intérieure, sous-jacente à la manifestation extérieure de mon être.


"S’il y a un Autre, quel qu’il soit, où qu’il soit, quels que soient ses rapports avec moi, sans même qu’il agisse autrement sur moi que par le pur surgissement de son être, j’ai un dehors, j’ai une nature. ; ma chute originelle c’est l’existence de l’autre ; et la honte est comme la fierté- l’appréhension de moi même comme nature, encore que cette nature m’échappe et soit inconnaissable comme telle."


La présence de l’autre est donc la présence d’une altérité qui ne se réduit pas à ce qu’il est par lui-même, mais qui vient de la représentation qu’il a de moi, et de la représentation que je me construis de la façon dont il me pense et m’observe. Sartre parle ici de chute originelle parce qu’il montre que le regard de l’autre contient un potentiel de dégradation de moi sous la forme d’une chose extérieure, étant entendu que je ne sais jamais ce que l’autre pense de moi et de quelle manière il me pense.


"Ce n’est pas, à proprement parler, que je me sente perdre ma liberté pour devenir une chose, mais elle est là-bas, hors de ma liberté vécue, comme un attribut donné de cet être que je suis pour l’autre. "


Le regard de l’autre ne fait néanmoins que coexister avec mon propre regard. L’autre n’a pas non plus le pouvoir de me réduire à néant, puisque je reste conscience. Mais la conscience qui est la mienne lorsque je pense à l’autre et à la façon dont il se représente ma présence extérieure, est toujours une menace de réification qui fige ma liberté dans un être extérieur et déterminable.



Partie 3 : La nécessité d’affirmer sa liberté face à l’autre comme sujet.



"Je saisis le regard de l’autre au sein même de mon acte, comme solidification et aliénation de mes propres possibilités. "


Lorsque j’agis, je sais que l’autre me regarde et me comprend de façon déterminé, comme le produit d’une causalité extérieure. Il applique donc un raisonnement physique (et non psychologique) sur ce que je suis. Autrement dit, j’ai beau me dire libre, ce que je fais reste compris dans les lois de la nature et dans la causalité physique de ces lois : l’autre réduit les possibilités de ma liberté à une détermination concrète du monde extérieur.


"Ces possibilités, en effet, que je suis et qui sont la condition de ma transcendance, par la peur, par l’attente anxieuse ou prudente, je sens qu’elles se donnent ailleurs à un autre comme devant être transcendées à leur tour par ses propres possibilités. "


Cependant, lorsque j’agis, j’attends également de l’autre qu’il refuse de me réduire à un pur produit des choses. Je suppose qu’il suppose une transcendance en moi, et qu’il interprète mes actes comme un effet de liberté et non simplement comme une causalité prédéterminée. Dès lors, l’angoisse que je ressens à l’égard du regard de l’autre est celle de la volonté de voir l’autre me reconnaître comme librement déterminé.


"Et l’autre comme regard n’est que cela : ma transcendance transcendée."


Le regard que je perçois de l’autre est donc le moyen d’une transcendance, puisque les catégories que nous partageons, et la conscience que chacun a de lui-même, fait que chacun sait qu’il est à la fois sujet (par conscience immédiate ou pour-soi) et objet (dans le regard extérieur de l’autre, comme en-soi). Il y a donc une transcendance transcendée, c’est-à-dire la rencontre de deux transcendances qui doivent transcender leurs manifestations extérieures pour attribuer à chacun sa liberté intérieure.



Conclusion


Ce texte montre que la liberté dépend d’une interprétation de l’action extérieure de chacun qui ne peut compter sur la simple manifestation extérieure de cette action, mais doit également toujours s’appuyer sur la conscience extérieure. En ce sens, la liberté est pour Sartre un mystère et un choix : un mystère parce qu’on sait qu’il impossible de réduire l’autre à une chose, sans pouvoir se mettre à sa place comme conscience et pour-soi, et un choix, parce qu’il faut décider de la liberté de l’autre par mimétisme, sans en posséder ultimement la preuve.