Hugo Grotius, De jure belli ac pacis

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L'analyse du professeur


Dans Du contrat social, Rousseau considère que le passage de la liberté naturelle à la liberté civile correspond à la perte d’un droit illusoire et risqué à toutes choses au profit d’un droit réel et garanti à certaines choses. Si le talent de l’écrivain suisse fait peu de doutes, sa pensée n’en est pas moins le résultat d’une histoire des idées politiques qui en fait l’héritier des débats des théoriciens du droit naturel, débats ayant notamment conduit à reconnaître et défendre la liberté et l’égalité des hommes en droits et devoirs.
Le texte ici soumis à notre étude, extrait du plus fameux ouvrage de Grotius, peut ainsi être considéré comme un exemple particulièrement représentatif d’une déduction du droit civil à partir d’une définition du droit et de la sociabilité naturels. L’auteur y défend plus précisément le fait que le fondement naturel du droit permet de rejeter des formes de pouvoir qui ne consacreraient pas la souveraineté du Peuple, dans leur légitimation comme dans leur exercice.
Nous nous attacherons à montrer en quoi il est possible de fonder le droit sur la nature, puis nous nous efforcerons de saisir jusqu’à quel point ce fondement permet d’établir la souveraineté du Peuple.

(...)

Plan proposé

Partie 1 : Les droits et les devoirs de l’homme à l’état de Nature.

a -Définition de la sociabilité, comme coordination des efforts humains en vue de la survie.


Cette Sociabilité…, ou ce soin de maintenir la Société d’une manière conforme aux lumières de l’Entendement Humain, est la source du Droit proprement ainsi nommé, et qui se réduit en général à ceci : qu’il faut s’abstenir religieusement du bien d’autrui, et restituer ce qu’on l’on peut en avoir entre les mains, ou le profit qu’on en a tiré : que l’on est obligé de tenir sa parole : que l’on doit réparer le Dommage qu’on a causé par sa faute : et que toute violation de ces Règles mérite punition, même de la part des Hommes… Car la Mère du Droit Naturel est la Nature elle-même, qui nous porteroit à rechercher le commerce de nos semblables, quand même nous n’aurions besoin de rien…


Par cette définition de la sociabilité, Grotius pose les bases d’une exploitation de la Nature qui se retrouvera chez la plupart des théoriciens du droit naturel. Il s’agit en effet de montrer que la nature peut se rationaliser, c’est-à-dire se penser selon des lois générales qui en déterminent le fonctionnement, tant pour le comportement physique que pour le comportement humain. À cet égard, l’homme est naturellement conditionné dans sa survie par les ressources que la nature met à sa disposition, et il ne peut y parvenir qu’à la condition de laisser aux autres hommes autant de chances de survivre qu’à lui-même (sans quoi la nature serait absurde, et ne permettrait pas à tous les hommes de survivre).

b - Le Droit Naturel comme exigence rationnelle au fondement du droit et du devoir.


Pour commencer par le Droit Naturel, il consiste dans certains principes de la Droite Raison, qui nous font connoître qu’une Action est moralement honnête ou deshonnête, selon la convenance ou la disconvenance nécessaire qu’elle a avec une Nature Raisonnable et Sociable ; et par conséquent que Dieu, qui est l’Auteur de la Nature, ordonne ou défend une telle Action. Les Actions à l’égard desquelles la Raison nous fournit de tels principes, sont obligatoires ou illicites par elles-mêmes à cause de quoi on les conçoit comme nécessairement ordonnées ou défendues de Dieu. Et c’est le caractère propre qui distingue le Droit Naturel…
… Au reste, le Droit Naturel est immuable, jusques-là que Dieu même n’y peut rien changer… Le Droit Civil est celui qui émane de la Puissance Civile. La Puissance Civile, c’est celle qui gouverne l’Etat. Et l’Etat est un Corps parfait de personnes libres qui se sont jointes ensemble pour jouir paisiblement de leurs droits, et pour leur utilité commune… Le Droit Humain, plus étendu que le Civil, est le Droit des Gens, c’est-à-dire ce qui a acquis force d’obliger par un effet de la volonté de tous les peuples, ou du moins de plusieurs…


Une telle définition de la sociabilité se décline tant du point de vue moral que juridique. Il faut en effet comprendre l’articulation entre les conditions naturelles et les règles sociales comme la manifestation d’une interprétation rationnelle de l’existence humaine. Une telle interprétation rationnelle est en ce sens l’origine du droit comme du devoir : le premier est la formulation des lois qui ont pour but de coordonner les actes libres des individus, là où le second correspond aux règles morales définissant les intentions bonnes ou mauvaises.

Partie 2

a - Le problème de l’attribution du pouvoir.


De tout ce que je viens de dire, il s’ensuit clairement que la Puissance Souveraine ne réside pas toujours dans le Peuple. Et il n’est pas difficile de réfuter les raisons dont on se sert pour prouver le contraire. On soutient premièrement que celui qui établit est au dessus de celui qui est établi. Mais cela n’est vrai qu’à l’égard des Pouvoirs dont l’effet dépend toujours de la volonté de leur Auteur, et non pas quand il s’agit d’un Pouvoir, qui, quoi qu’il fût libre d’abord de le conférer ou non, ne peut plus être révoqué par celui qui l’a une fois conféré… On tire un autre argument de ce que disent les philosophes, que tout Pouvoir est établi en faveur de ceux qui sont gouvernés, et non pas en faveur de ceux qui gouvernent : d’où il s’ensuit, à ce qu’on prétend, que ceux qui sont gouvernés sont au-dessus de ceux qui gouvernent, puisque la Fin est plus considérable que les Moyens.
Mais il n’est pas vrai généralement et sans restriction que tout Pouvoir soit établi en faveur de ceux qui sont gouvernés. Il y a des pouvoirs qui, par eux-mêmes, sont établis en faveur de celui qui gouverne, comme le pouvoir d’un Maître sur son Esclave… Ainsi rien n’empêche qu’il n’y ait des Gouvernements Civils, qui soient établis pour l’avantage du Souverain, comme les Royaumes qu’un Prince acquiert par le droit de Conquête ; sans que pour cela on puisse traiter ces Gouvernements de tyranniques…


La rationalité du fondement naturel du droit implique de porter une attention particulière à la façon dont se trouve légitimée et pensée la forme institutionnelle de l’autorité politique. Grotius montre en effet que cette forme peut dénaturer le sens du droit naturel, si celui qui exerce le pouvoir le détient sans limites, qu’on lui ait conféré ce pouvoir légitimement ou pas. Autrement dit, droit et devoir naturels commandent d’établir un pouvoir dont le représentant est soumis à ceux qu’il gouverne, et ne peut leur imposer une volonté arbitraire. Il faut donc veiller à dénoncer les formes illégitimes de pouvoir.

b

Mais comme il y a de la différence entre la Puissance Royale et le Pouvoir d’un Maître sur son Esclave ; il y en a aussi entre la Liberté civile et la Liberté personnelle : autre est la Liberté d’un Particulier et autre la Liberté de tout le Corps…
Isocrate a dit…que les Etats sont immortels, c’est-à-dire, qu’ils peuvent l’être ; parce que tout Peuple est un de ces sortes de Corps, qui sont composés de parties séparées les unes des autres, mais réunies sous un seul nom, et par la vertu d’une même constitution...ou d’un même esprit…Cet esprit, ou cette constitution, qui forme le Corps d’un Peuple n’est autre chose qu’une association pleine et entière pour la Vie Civile ; association, dont le premier effet est la Souveraineté, ce grand lien de l’Etat « ce souffle de vie, que tant de milliers de gens respirent », pour parler avec Sénèque.


Grotius en vient ici à la définition de la liberté civile comme liberté d’un corps. La métaphore organiciste lui permet en effet de montrer que la société civile doit être conçue comme une association dont chacune des parties contribue au bon fonctionnement du tout, ce qui revient à considérer que seule une constitution (au sens juridique du terme) peut et doit définir les règles de fonctionnement de cet organisme, en reconnaissant d’abord le statut fondateur de l’ensemble des membres de l’organisme, c’est-à-dire en établissant la souveraineté du Peuple.