Bergson, La pensée et le mouvant (extrait)

Partager sur Facebook Partager sur Twitter


L'analyse du professeur


« Merdre » : l’interjection sans cesse vociférée par Ubu a de quoi surprendre. Souvent considérée comme un exemple du dangereux ridicule du tyran, cette transgression du langage n’est cependant pas anodine, et il ne serait pas étonnant que Jarry ait voulu par là signifier à quel point le langage traduit l’emprise de la représentation mentale sur le réel. Le « merdre » de Ubu résonne comme le glas annonciateur d’une cruauté, le point de départ d’une colère dont l’insatisfaction se terminera par un acte d’autorité. Le langage serait-il en ce sens porteur d’une façon de voir et de comprendre le réel ? La façon dont l’homme appréhende le réel est-elle ainsi inscrite dans la manière dont il le désigne.
C’est cette étroite parenté entre le langage et l’action qui fait l’objet du texte de Bergson qui est ici soumis à notre étude. Bergson pose plus particulièrement le problème de savoir si le langage est partial, et jusqu’à quel point il est possible de l’identifier à une description objective du réel. Loin de rejeter l’idée d’une naturalité du langage qui est ainsi un outil au service de la compréhension et de l’analyse du réel, Bergson précise pourtant cette thèse en montrant qu’elle n’est pas contradictoire avec une certaine forme de conventionnalisme des mots. Toutefois, ce conventionnalisme d’usage s’intègre pour lui plus largement dans une fonction utilitaire du langage, qui n’est jamais une description objective et passive de la réalité, mais toujours une façon de la saisir et la décrypter à partir d’une représentation des besoins de l’action humaine.
Nous nous ainsi attacherons tout d’abord à analyser la manière dont Bergson définit le langage comme un acte de communication qui a pour but de décrire ou de prescrire afin d’optimiser la coopération entre les hommes. Nous en viendrons ensuite à montrer que cette coopération marque, aux yeux de Bergson, les mots d’un sceau utilitaire dont ils ne peuvent se départir lorsqu’ils participent d’une appréhension non utilitaire de la réalité.

(...)

Plan proposé

Partie 1 : Le langage, une communication en vue de la coopération.

a

Chaque mot de notre langue a donc beau être conventionnel, le langage n'est pas une convention, et il est aussi naturel à l'homme de parler que de marcher.

B défend ici une thèse naturaliste concernant les origines du langage, qui sont à ses yeux résolument naturelles, dans la mesure où les mots qu’utilise l’homme pour désigner les choses qui l’entourent sont produits de façon naturelle. Cette thèse permet de soutenir de façon habile une partie de la thèse conventionnaliste, selon laquelle en effet les mots correspondent à des constructions conventionnelles, permettant de désigner les choses en fonction d’un accord entre ceux qui décident d’une signification à donner à un vocable choisi.

b

Quelle est la fonction primitive du langage ? C'est d'établir une communication en vue d'une coopération. Le langage transmet des ordres ou des avertissements. Il prescrit ou il décrit.

À partir de cette conciliation entre explications naturaliste et conventionnaliste, Bergson peut alors considérer le langage sous l’angle de la communication, et accréditer la thèse selon laquelle le langage sert la sociabilité, et permet de créer un univers de sens que partagent les membres d’une sphère de communication. En ce sens, le langage peut tantôt être prescriptif, tantôt descriptif, et ainsi s’adapter aux intentions du locuteur, qui exprime soit des constats, soit des jugements sur la réalité qui l’entoure.

c

Dans le premier cas, c'est l'appel à l'action immédiate ; dans le second, c'est le signalement de la chose ou de quelqu'une de ses propriétés, en vue de l'action future. Mais, dans un cas comme dans l'autre, la fonction est industrielle, commerciale, militaire, toujours sociale.

Par les différentes fonctions qu’il distingue, Bergson défend le fait que la communication a des fins pratiques, c’est-à-dire contribue à l’action concrète de l’homme, et aux finalités de la coopération entre les hommes. Le langage est donc utile, puisqu’il sert à définir le monde qui entoure l’homme en fonction des usages qu’il peut en faire, de façon immédiate ou de façon médiate, selon les besoins qu’il est amené à vouloir satisfaire.

Transition.
Il ressort ainsi de cette première phase d’analyse que le décalage que Bergson fait subir à la philosophie du langage a pour effet de déplacer le lieu de l’interrogation sur l’origine de la signification, pour désormais considérer que cette dernière traduit une appropriation utilitaire des choses par réduction à leur fonction. Cette prédominance d’une rationalité instrumentale pose toutefois la question de la correspondance entre la représentation du réel et le réel lui-même. Pourquoi en effet le réel se plierait-il nécessairement à l’usage que l’homme veut en faire ? En quoi la représentation de l’utilité des choses est-elle un moyen pertinent de comprendre la logique de réel ? Ces questions vont trouver leur réponse dans la suite du texte, qui résout le problème de l’adéquation entre les mots et les choses en envisageant désormais le mot non comme une désignation du réel en lui-même, mais comme une façon de traduire les modalités d’action de l’homme sur ce réel.

Partie 2 : Les propriétés utilitaires des mots.

a

Les choses que le langage décrit ont été découpées dans le réel par la perception humaine en vue du travail humain. Les propriétés qu'il signale sont les appels de la chose à une activité humaine.

Bergson va ici plus loin dans sa compréhension de la structuration langagière : il considère que la façon d’être sensible au monde réel ne dépend pas simplement de la réception passive d’un certain nombre d’informations reçues par les sens. Il définit au contraire l’appréhension du réel comme une « perception », ce qui implique une activité de la part de l’esprit, qui informe le regard porté sur le réel, et l’intuition sensorielle de ce réel. Les propriétés du réel décrites par les mots sont donc la traduction d’une structure logique proprement intellectuelle construisant une représentation du réel en fonction des besoins exprimés par l’homme.

b

Le mot sera donc le même, comme nous le disions, quand la démarche suggérée sera la même, et notre esprit attribuera à des choses diverses la même propriété, se les représentera, les groupera enfin sous la même idée, partout où la suggestion du même parti à tirer, de la même action à faire, suscitera le même mot.

L’opération de conceptualisation est donc une opération de l’esprit qui ne se définit pas comme une simple subsomption d’un certain nombre d’expériences particulières sous un même vocable utilisé de façon commune pour les assimiler. Il s’agit en réalité de comprendre le langage comme une activité de l’esprit qui désigne ainsi des modes d’activité de l’homme, et qui se sert des mots non pour désigner la nature essentielle de la chose, mais sa réalité fonctionnelle, c’est-à-dire sa capacité à remplir une fonction dans le processus d’action de l’homme.

c

Telles sont les origines du mot et de l'idée. L'un et l'autre ont sans doute évolué. Ils ne sont plus aussi grossièrement utilitaires. Ils restent utilitaires cependant. La pensée sociale ne peut pas ne pas conserver sa structure originelle.

Le fait que le langage remplisse d’abord des fonctions d’utilité n’empêche toutefois pas qu’il puisse également avoir d’autres finalités. Il en est ainsi des mots qui appartiennent moins au registre utilitaire qu’à la compréhension des actions ou des réalités humaines. Ces mots peuvent donc appartenir à des lexiques d’une dimension spécifique (esthétique, morale, sociale, politique, etc.), ce qui n’implique toutefois pas qu’ils peuvent radicalement s’arracher au contexte utilitaire initial de leur signification, puisque ces mots continuent de désigner une réalité par son aspect utilitaire, quand bien même ce qui est attendu d’elle excède cet aspect. L’enjeu ici directement visé par Bergson touche à la pensée sociale, et au fait qu’une telle pensée, qui développe par exemple les notions d’intérêt général, ou prennent en compte des valeurs morales altruistes et sensément non intéressées ou utilitaires, ne peut parfaitement se départir d’un regard utilitaire sur le monde qui l’entoure, fondamentalement contradictoire avec ses propres finalités.

Transition. La question de l’utilité du langage est dans ce texte un moyen pour Bergson de dépasser le débat fondamental quant à son origine naturelle ou conventionnelle, en proposant de comprendre les mots comme les signifiants d’actions humaines imposant au réel une rationalité du faire qui en appauvrit le sens possible. Une telle lecture de la codification langagière conduit alors à soulever la question de la pertinence de tout discours qui porte sur d’autres finalités que celle de l’usage instrumental du réel, comme par exemple le discours des sciences sociales, qui s’efforcent de penser de façon pratique, c’est-à-dire de penser la société comme une association d’être libres qui doivent être considérés comme des fins et pas seulement des moyens. Si l’effort de déplacer l’épicentre de la philosophie du langage, tout autant que les enjeux de ce déplacement pour les autres domaines de la réflexion, contribuent de façon spectaculaire à en forger la dimension novatrice, il reste cependant qu’il serait possible de s’interroger sur l’effectivité du déplacement effectué. Le déplacement parvient-il à évacuer totalement le problème de l’origine des mots ? Est-il par ailleurs radicalement impossible d’affranchir la pensée sociale du socle utilitaire de la signification des mots ? Ces deux perspectives de questionnement seront les axes de l’analyse critique que nous proposons du texte.

Partie 3 : Les limites du décentrement de la philosophie du langage.

a

Au plan fondamental, Il apparaît en effet que la question de l’utilitarisme de la signification revient à re-poser de façon directe le problème du rapport ontologique qu’entretient l’homme avec les choses qui l’entourent, et qu’ainsi le débat se trouve à nouveau structuré par l’opposition entre nature et convention. À la possibilité de construire un rapport naturel ou authentique aux choses s’oppose l’hypothèse d’un rapport plus ou moins conventionnel et factice dépendant d’une représentation mentale projetée sur le réel. Il n’est en ce sens pas certain que centrer le problème du langage sur la dimension de l’utilité ne fausse pas l’analyse du rapport que l’homme a aux choses, plus profondément caractérisé par une structure mentale indépendante du rapport à l’action, et le déterminant par effet émergent. C’est par exemple la thèse de Jerry Fodor, qui développe l’hypothèse d’un « mentalais » dans son livre Le langage de la pensée, afin de montrer que la logique de la structuration mentale est un processus qui ne peut se résumer à une logique langagière identifiant de façon ad hoc le réel.


b

Par ailleurs, les conséquences de la pensée de Bergson sur la pensée sociale sont également problématiques. Il n’est pas évident que la possibilité d’une pensée pratique soit sans cesse menacée par la rationalité instrumentale de la désignation utilitaire des choses. Il semble au contraire que cette rationalité instrumentale comporte par elle-même sa limite, puisqu’elle ne peut se saisir que des choses qu’elle est capable d’assimiler et de caractériser, et qui n’offrent pas de résistance à l’action. En revanche, cette même rationalité se trouve dans l’impossibilité intrinsèque de construire un discours pertinent sur la société, puisque cette société regroupe des individus libres, qui ne sont donc jamais identiques ou même assimilables dans l’action. S’il est indéniable que la fiction du contrat use d’une simplification pour désigner les hommes comme des sujets égaux détenteurs de droits identiques, elle n’en reste pas moins une fiction sans pouvoir de vérité, dont la fonction normative ne suffit jamais à saisir l’homme dans sa singularité. À cet égard, et au sein de l’histoire de la philosophie, si Bergson rejoint sur le fond une position critique quant à la rationalité instrumentale qui habite le politique, sur les chemins de laquelle nous retrouverions tant Heidegger que Popper, ou encore une bonne partie de l’idéalisme allemand, cette position ne prend peut-être pas assez la mesure du pouvoir de la rationalité pratique, au sens où Kant la développe dans La critique de la raison pratique. Largement représentée dans l’histoire de la philosophie contemporaine, par exemple dans les thèses défendues par Habermas ou Rawls, une telle position a ainsi pour particularité de montrer que le sujet pratique se conçoit comme libre, et développe une conscience de l’autonomie qui l’affranchit d’une lecture strictement utilitaire du monde qu’il est amené à habiter et transformer.

Conclusion

Le texte que nous venons de commenter a soulevé le problème essentiel de la logique de la signification, en montrant qu’il était impossible de concevoir un langage sans s’interroger sur la façon dont ce dernier imposait au réel une analyse déjà signifiante a priori, et donc partiellement étrangère à la singulière donation sensorielle de ce réel. En défendant la thèse d’une désignation fondamentalement utilitaire des choses, Bergson a réussi à montrer que le rapport de l’homme au réel ne peut jamais être exempt d’une partialité grosse des finalités proprement humaines de l’agir. Si cette thèse peut faire débat, elle possède néanmoins une puissance remarquable, puisqu’elle permet ainsi de saisir à quel point il est impossible de faire l’impasse d’un regard critique sur les représentations et les discours qui président à l’action de l’homme.
À cet égard, « Ceci n’est pas une pipe », le fameux tableau de Magritte, peut apparaître comme une contribution artistique au débat philosophique sur le langage : représentant en effet une pipe, le tableau appelle à un double sens, et oblige celui qui le contemple à différer la rationalisation instrumentale déclenchée par les mots. Il montre que le langage de l’art se produit dans une distance qui se joue de la rationalité instrumentale pour créer un sens inédit, au sein duquel l’utilité se trouve rejetée de la désignation de la chose.