Aristote, Les Politiques, I, Chap II

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L'analyse du professeur


Fonder la coexistence sociale semble aujourd’hui nécessairement prendre la forme d’un contrat démocratique présupposant que tout homme est libre par nature, et accepte volontairement de coopérer avec les autres parce qu’il y aurait intérêt. Une telle conception est toutefois le résultat d’une longue construction de la pensée politique dont il ne serait pas faux de penser qu’elle se détermine en grande partie en fonction des fondements anthropologiques qui ont été discutés en amont de la justification de l’organisation politique.
Le texte d’Aristote qui est ici soumis à notre étude est en ce sens particulièrement représentatif d’une telle démarche, puisque le stagirite propose ici de concevoir l’existence politique comme une nécessité inscrite dans la nature humaine. La cité est en ce sens le lieu naturel de l’homme : ce dernier ne peut se développer qu’à la condition de vivre dans ce cadre politique, et sans lui l’homme n’est qu’un animal voué à devenir violent et à détruire les germes d’humanité que la nature a place en lui. Pourtant, la cité semble également être un lieu faisant peser des contraintes sur l’homme, et il peut apparaître paradoxal de tenir ces contraintes pour négligeables, voire de les juger utiles au développement de l’homme. Pourquoi la cité est-elle la condition de possibilité de l’humanisation de l’homme ? En quoi l’homme est-il d’abord un « animal politique » ?
Il nous faudra tout d’abord comprendre de quelle manière, aux yeux d’Aristote, la cité apparaît comme le stade ultime de la communauté naturelle. Néanmoins, nous en viendrons à remarquer que ce développement chronologique ne peut masquer le fait que la cité est première dans l’ordre ontologique, c’est-à-dire qu’elle est la réalité par laquelle peut et doit se développer l’homme, l’existence naturelle n’étant alors qu’un commencement et non un fondement. Nous parviendrons alors, et enfin, à saisir pour quelle raison la justice est la vertu fondamentale de l’homme et de la cité.

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Plan proposé

Partie 1 : De la communauté naturelle à la cité.

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D’une part, donc, la communauté naturelle constituée en vue de la vie de tous les jours c’est la famille, dont les membres sont appelés compagnons par Charondas et commensaux par Epiménide de Crète. D’autre part, la communauté première formée de plusieurs familles en vue de relations qui ne visent plus à satisfaire un besoin qui soit seulement celui de la vie quotidienne, c’est le village.

Si Aristote présente la famille comme une communauté naturelle, c’est au sens biologique et animal du terme. La nature est en effet le milieu naturel de naissance de tous les animaux, et elle est le lieu dans lequel se développe l’existence première de ces animaux. Par conséquent, les hommes doivent satisfaire leurs premiers besoins en disposant des ressources naturelles, et la famille, en tant qu’elle est lien qui unit d’abord deux géniteurs, est par prolongation le lieu dans lequel les progénitures trouvent à se développer dans les premiers âges de leur dépendance naturelle.

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Réalité tout à fait naturelle, le village semble être une colonie de la famille, et certains appellent ses membres des gens qui ont tété le même lait, des enfants et des petits-enfants. C’est aussi pourquoi les cités ont d’abord été gouvernées par des rois, et que c’est encore aujourd’hui le cas des peuplades. Elles se sont en effet constituées de gens soumis à un roi, car toute la famille est régie par le plus âgé, de sorte que les colonies de familles le sont aussi du fait de la parenté de leurs membres.

Le village est une entité qui est le résultat d’une évolution naturelle : si la famille est un lieu purement naturel, le village est le premier mode d’organisation sociale qui se crée par agrégation des familles. Il est en ce sens le résultat d’une coordination des familles, qui correspond à un partage des moyens permettant à tous de bénéficier de la coopération économique. L’autorité naturelle du village est donc l’analogue de celle du père dans la famille, c’est-à-dire le roi, qui n’est que le plus ancien, et se trouve à cet égard responsable de la vie des autres en tant qu’il est celui qui les a vu naître et se developper.

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Et c’est ce que dit Homère : « Chacun fait la loi pour ses enfants et ses femmes », car les gens en question étaient dispersés : c’est ainsi que l’on vivait autrefois. Et des dieux eux aussi tous les hommes prétendent qu’ils sont soumis à un roi, parce que certains d’entre eux sont encore aujourd’hui soumis à des rois et que les autres l’ont été jadis, et de même que les hommes se les représentent à leur image, de même supposent-ils aux dieux une vie comparable à la leur. Et la communauté achevée formée de plusieurs villages est une cité dès lors qu’elle a atteint le niveau de l’autarcie pour ainsi dire complète ; s’étend donc constituée pour permettre de vivre, elle permet, une fois qu’elle existe, de mener une vie heureuse.

La religion est l’expression symbolique de cette dépendance naturelle, dans la mesure où elle est une représentation anthropomorphique présentant des hommes idéaux gouvernés eux-mêmes par un père. Au regard des premiers stades de développement de l’existence sociale, la cité correspond à une autonomie économique et politique, une autarcie, c’est-à-dire une capacité à exister par soi-même sans dépendance à l’égard des autres. En ce sens, si la communauté naturelle a pour fin de fournir aux hommes les moyens de leur survie (et d’éloigner ainsi la misère), la cité qui a pour vocation de rendre la communauté des hommes autonomes est tout naturellement le lieu qui permettra à l’homme de vivre heureux, c’est-à-dire de ne pas être dans un état de dépendance et de pouvoir effectuer ses propres choix de vie.

Partie 2 : La cité est naturelle.

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Voilà pourquoi toute cité est naturelle puisque les communautés premières dont elle procède le sont aussi. Car elle est leur fin, et la nature est fin : ce que chaque chose, en effet, est une fois que sa genèse est complètement achevée, c’est cela que nous disons être la nature de cette chose, par exemple la nature d’un homme, d’un cheval, d’une famille. De plus le ce en vue de quoi, c’est-à-dire la fin, c’est le meilleur, et l’autarcie est à la fois une fin et quelque chose d’excellent. Il est manifeste, à partir de cela, que la cité fait partie des choses naturelles, et que l’homme est par nature un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard des circonstances, est soit un être surhumain, et il est comme celui qui est injurié en ces termes par Homère : « sans lignage, sans loi, sans foyer ».

Aristote évoque ici la présence d’un telos, c’est-à-dire d’une finalité du développement social. Il faut moins entendre la fin comme le but ou le terme d’un processus que comme la cause finale, c’est-à-dire la raison d’être ultime et la réalisation parfaite d’une chose. La cité est en ce sens considérée comme le telos de toutes les communautés, puisque c’est avec elle que se mettent en place les conditions fondamentales du vivre ensemble, qui permettront à tout homme d’atteindre son plein développement. Se comprend alors aisément l’affirmation selon laquelle l’homme est un animal politique (zoon politikon), c’est-à-dire un être qui ne peut se développer que dans le cadre de la protection de la cité.

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Car un tel homme est du même coup naturellement passionné de guerre, étant comme un pion isolé au jeu de trictrac. C’est pourquoi il est évident que l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille et que n’importe quel animal grégaire. Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain ; or seul parmi les animaux l’homme a un langage. Certes la voix est le signe du douloureux et de l’agréable, aussi la rencontre t-on chez les animaux ; leur nature, en effet, est parvenue jusqu’au point d’éprouver la sensation du douloureux et de l’agréable et de se les signifier mutuellement.

L’homme qui se développe en dehors de la cité est un sauvage, celui qui n’est pas civilisé, et qui n’exprime son être qu’en fonction du manque. Si en effet la fonction principale de la cité est de créer l’autarcie, l’homme seul ne peut disposer d’une quelconque autonomie : il est donc dépendant de ses besoins, et ne peut se satisfaire qu’au prix d’une guerre constante avec les autres, qui menacent ses biens ou qu’il peut spolier afin de se satisfaire. Réciproquement, celui qui ne vit pas dans le besoin se trouve dans des dispositions idéales pour développer ses autres facultés. Aristote remarque ainsi que la capacité politique s’accompagne indéfectiblement de la possession du langage, qui correspond à la faculté d’exprimer le rapport que l’on a à son existence, c’est-à-dire de formuler des impressions et des jugements : une compréhension intelligente de son être.

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Mais le langage existe en vue de manifester l’avantageux et le nuisible, et par suite aussi le juste et l’injuste. Il n’y a en effet qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien et du mal, du juste, de l’injuste et des autres notions de ce genre. Or avoir de telles notions en commun c’est ce qui fait une famille et une cité.

Aristote distingue ici la particularité de l’homme par rapport aux autres animaux : l’homme est un être doté de jugement. Cette particularité suppose donc qu’il partage avec les autres animaux des fonctions d’existence (qui sont des « âmes », telles que les présente Aristote dans le De l’âme), comme le fait de se nourrir, et de sentir. En revanche, le langage lui permet également d’exprimer un jugement, qui est une faculté fondamentale et essentielle dans la construction de la sociabilité, puisque la cité ne peut exister qu’à la condition que des hommes s’accordent sur le juste et l’injuste (la politique), ou encore le bien et le mal (la morale).

Partie 3 - La cité comme fondement de la justice.

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De plus une cité est par nature antérieure à une famille et à chacun de nous. Le tout, en effet, est nécessairement antérieur à la partie, car le corps entier une fois détruit, il n’y a plus ni pied ni main, sinon par homonymie, comme quand on parle d’une main de pierre, car c’est après la mort qu’une main sera telle, mais toutes les choses se définissent par leur fonction et leur vertu, de sorte que quand elles ne les ont plus il ne faut pas dire qu’elles sont les mêmes, mais qu’elles n’ont que le même nom.

L’antériorité naturelle de la cité par rapport à la famille doit se comprendre comme une antériorité non pas selon l’ordre de la nature (naissance), mais selon la forme ou la « quiddité », c’est-à-dire une antériorité dans l’ordre de l’être. La cité est en effet la condition de possibilité de développement ou de réalisation (entéléchie) de l’homme, ce qu’explique le texte en comparant la genèse de la cité à celle d’un corps. Comme la main ne peut exister sans le corps, l’homme ne peut exister sans la cité (sans elle, il n’est qu’un animal réduit à ses fonction végétative et appétitive).

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Que donc la cité soit à la fois par nature et antérieure à chacun de ses membres, c’est clair. S’il est vrai, en effet, que chacun pris séparément n’est pas autosuffisant, il sera dans la même situation que les autres parties vis-à-vis du tout, alors que celui qui n’est pas capable d’appartenir à une communauté ou qui n’en a pas besoin parce qu’il se suffit à lui-même n’est en rien une partie d’une cité, si bien que c’est soit une bête soit un dieu. C’est donc par nature qu’il y a chez tous les hommes la tendance vers une communauté de ce genre, mais le premier qui l’établit n’en fut pas moins cause des plus grands biens.

Aristote fournit ici un critère de jugement du développement humain : à ses yeux, le fait que les hommes ne peuvent se réaliser que dans le cadre de la cité n’implique pas nécessairement que les hommes choisiront de se réaliser de cette manière. L’existence sociale relève d’un choix, et celui qui voudrait prolonger son existence animale peut toujours mener une existence affranchie des lois et contraintes sociales. Cependant, cette existence sera nécessairement celle d’un animal, puisque l’homme ne pourra alors que faire la douleur expérience du manque et du besoin (l’alternative du Dieu n’est que factice, puisque l’homme ne peut en aucun cas, selon la définition qu’en donne Aristote, se réclamer d’une existence divine). Il est ainsi aisé de comprendre que celui qui pousse l’homme à devenir un citoyen contribue au bienfait du genre humain, puisqu’il pousse l’homme à se réaliser comme homme.

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De même, en effet, qu’un homme accompli est le meilleur des animaux, de même aussi quand il a rompu avec loi et justice est-il le pire de tous. Car la plus terrible des injustices c’est celle qui a des armes en vue d’acquérir prudence et vertu, dont il peut se servir à des fins absolument inverses. C’est pourquoi il est le plus impie et le plus féroce quand il est sans vertu et il est le pire des animaux dans ses dérèglements sexuels et gloutons. Or la vertu de justice est politique, car la justice introduit un ordre dans la communauté politique, et la justice démarque le juste de l’injuste.

Le corollaire de la démonstration précédente est l’accusation à l’encontre de celui qui détourne les lois de la cité, c’est-à-dire celui qui non seulement ne comprend pas qu’il est par nature appelé à devenir homme par les lois de la cité, mais qui en outre choisit d’utiliser le confort de la coopération sociale sans accepter de se soumettre à ses règles. Ce animal qui prend l’apparence de l’humanité est donc le pire des monstres, dans la mesure où il commet une double injustice : celle à l’égard des lois de la cité, et celle à l’égard des lois de sa nature. C’est la raison pour laquelle la justice apparaît réciproquement comme la vertu première de la cité : elle est une vertu qui réside dans la nature humaine (à l’égard de son telos), et qui réside dans le fondement politique (elle fonde la cité).