Hume, Traité de la nature humaine, Livre II, partie II, section V

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L'analyse du professeur


La fameuse phrase de Saint-Exupéry : « si tu diffères de moi, loin de me léser, tu m’enrichis » semble entrer en contradiction avec la phrase non moins connue de Plaute : « l’homme est un loup pour l’homme ». Ces deux sentences indiquent en effet que l’homme serait à la fois le pire prédateur pour lui-même, et celui qui s’enrichit de la présence de l’autre.
Comment comprendre cette dualité paradoxale ? C’est d’une certaine manière la question que pose Hume dans le texte qui est ici soumis à notre étude, puisque Hume y aborde le rôle central de la sympathie dans la relation à autrui, rôle central dans la mesure où l’auteur choisit de défendre la thèse selon laquelle sans un tel sentiment de sympathie, l’homme est voué à vivre une existence animale, sans avenir et sans réalisation véritable de soi. Ne faut-il pas croire qu’une telle perception de l’homme tient de l’optimisme le plus puissant, passablement aveugle à la réalité d’un homme souvent égoïste ? Faut-il croire que Hume se laisse piéger par cette vision généreuse, d’autant plis paradoxalement qu’il a pu écrire « qu’il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde à une égratignure de mon doigt » ?
Nous nous attacherons à montrer que Hume fonde son constat sur une forme de naturalité du désir social en l’homme. Une fois élucidée, nous nous attacherons à montrer que cette naturalité n’est toutefois pas un principe radicalement optimiste, mais dépend d’une tendance à la sympathie, qui est un fondement passionnel ambigu. C’est n’est donc qu’en comprenant l’ambiguïté de ce principe que nous parviendrons à saisir que la puissance et la réalisation de l’homme dépendent de sa capacité à coopérer avec les autres.

(...)

Plan proposé

Partie 1

a

« Dans toutes les créatures qui ne font pas des autres leurs proies et que de violentes passions n'agitent pas, se manifeste un remarquable désir de compagnie, qui les associe les unes les autres.
L’opposition que fait Hume porte ici sur deux tendances naturelles dans les êtres vivants : celle à la destruction et celle à l’association. Ces deux tendances sont ici empiriquement constatées (il ne s’agit pas de propriétés essentielles déduites d’une définition de l’homme), ce qui veut dire que deux formes de désirs caractérisent les rapports naturels : celui des passions destructrices et celui des actions sociales.

b

Ce désir est encore plus manifeste chez l'homme : celui-ci est la créature de l'univers qui a le désir le plus ardent d'une société, et il y est adapté par les avantages les plus nombreux.
Il s’agit ici d’une précision, qui porte sur la spécificité humaine : l’espère humaine serait en effet une espèce mieux disposée à la construction sociale. Comment comprendre cette particularité ? Vraisemblablement en fonction de caractéristiques naturelles présentes en l’homme, comme la conscience plus aigue de l’autre, ou encore la nécessité de coopérer avec l’autre pour mieux compenser sa fragilité naturelle et corporelle (à la différences autres animaux plus puissants).

c

Nous ne pouvons former aucun désir qui ne se réfère pas à la société.
Hume radicalise encore le constat, en montrant que le principe du désir humain passe toujours par la médiation de la société, ce qui indique implicitement que l’homme prend toujours en compte la présence des autres et de l’organisation sociale pour agir ou réagir. En ce sens, l’homme est un être doué d’une conscience sociale et d’une représentation intellectuelle qui ont pour caractéristiques de le conduire à se penser comme un nous.

Partie 2

a

La parfaite solitude est peut-être la plus grande punition que nous puissions souffrir.
Le corollaire de l’affirmation précédente est que l’homme ne peut être seul, ou vit la solitude réelle ou psychologique comme une punition. Cela impliquerait qu’il puisse être puni, donc qu’il y aurait une justice applicable de façon générale à son comportement. Hume semble donc indiquer la possibilité d’un Dieu, ou d’une religion naturelle en lui (par la possibilité de cette punition).

b

Tout plaisir est languissant quand nous en jouissons hors de toute compagnie, et toute peine devient plus cruelle et plus intolérable.
Une des preuves du poids de cette nature sociale est le fait que l’homme ne peut véritablement avoir du plaisir qu’à la condition d’être reconnu dans son plaisir, c’est-à-dire que les autres constatent et jugent son plaisir, ou à l’inverse sa souffrance. Dès lors, il semble que l’homme vit dans un processus d’identification partielle à l’autre, par lequel la conscience de ce qui lui arrive vient en partie de la façon dont il suppose que l’autre le regarde.

c

Quelles que soient les autres passions qui nous animent, orgueil, ambition, avarice, curiosité, désir de vengeance, ou luxure, le principe de toutes, c'est la sympathie : elles n'auraient aucune force si nous devions faire entièrement abstraction des pensées et des sentiments d'autrui.
Par où s’expliquerait le caractère central de la sympathie. La sympathie (sym-pathos = sentir ensemble) est donc un sentiment naturel premier par lequel l’homme s’identifie aux sentiments des autres, sentiment d’autant plus important que celui qui le ressent le traduit ensuite sous la forme de pensées. Nos pensées ont donc une importance et une vigueur à la seule condition que le sentiment soit vécu, et les animent.

Partie 3

a

Faites que tous les pouvoirs et tous les éléments de la nature s'unissent pour servir un seul homme et pour lui obéir ; faites que le soleil se lève et se couche à son commandement ; que la mer et les fleuves coulent à son gré ; que la terre lui fournisse spontanément ce qui peut lui être utile et agréable :
Les « faites » est une expérience de pensée, une petite fiction, au regard de laquelle l’homme se trouverait dans une situation de toute puissance, qui correspondrait au fait qu’il maîtrise parfaitement la nature, et s’est affranchi de toute dépendance. Un tel homme, qui serait parfaitement indépendant des autres (même comme proies ou comme simples concurrents), se trouverait donc dans une situation a priori désintéressée à l’autre.

c

il sera toujours misérable tant que vous ne lui aurez pas donné au moins une personne avec qui il puisse partager son bonheur, et de l'estime et de l'amitié de qui il puisse jouir ».

Dans une telle situation pourtant, l’homme serait encore dépendant du sentiment, du regard, et des pensées de l’autre, puisqu’il ne tire sa force que de l’estime de l’autre. La sympathie est donc un principe de vie ambigu, au regard duquel un homme est affaiblit ou renforcé par le jugement qu’il imagine que l’autre porte sur lui-même. L’homme est donc par nature un être sociable.